UN MOUVEMENT OUVERT SUR L’ESPACE
Jessica Hurd
UN MOUVEMENT OUVERT SUR L’ESPACE
Jessica Hurd
« C’est comme un voyage » expliqua l’artiste dogon Amahigueré Dolo (né en 1955), alors que nous nous tenions debout devant son imposante installation aux multiples figures dans la cour au sol sablonneux de son studio à Ségou, Mali. Le titre de l’œuvre en toro, variété dialectale de la langue dogon, Adouron Bew, se traduit en Éleménts du monde.(1) C’est une appellation qui convient bien à la foule dynamique de 86 sculptures zoomorphes et anthropomorphes, affichant chacune une personnalité, des formes et des mouvements différents. La scène a pour objectif d’évoquer la migration de tous les « éléments du monde » (humains, ancêtres, animaux, insectes, esprits de la brousse, etc.) sur la terre pour garantir la continuation de la vie. Comme l’affirme Dolo : « C’est le mouvement créateur… C’est la chose qui jamais ne cessera ».
L’imbrication complexe des poses corporelles des figures de Éléments du monde nous confronte à la toile délicate des relations existant entre les membres des royaumes visibles et moins visibles ; pour la communauté dogon, ces relations doivent continuellement être soumises à la médiation par les efforts de spécialistes rituels. Les postures reflètent aussi la technique créative de Dolo. Dans sa sculpture en bois, il permet aux mouvements naturels des branches qu’il collecte de guider son herminette et d’inspirer son imagination. Dolo dirait « faire comme c’est ». « C’est de cette manière que l’arbre conserve sa force ». Ces figures émanent de rêves, d’histoires de sa grand-mère maternelle, de ses expériences de vie, tant urbaine que rurale, et de ses réflexions personnelles sur la « force vitale » à la fois enracinée et ascendante des arbres.
Éléments du monde représente la deuxième incursion de Dolo dans l’univers interactif, fondé sur l’espace, de l’installation d’art. C’est aussi la première fois que l’artiste a « planté » ses statues dans un lit de terre latéritique du Mali, un geste qui transporte le spectateur dans les falaises de roches rouges de Bandiagara, sur le plateau de grès et les plaines de Séno-Gondo, une région de cultures communément appelée le pays dogon. C’est l’endroit où Dolo a passé son enfance et qu’il continue de visiter en personne et en pensée. C’est aussi le lieu où l’action d’enfoncer des objets précieux dans la terre arable animée spirituellement relève d’une pratique esthétique, religieuse et territoriale fondamentale. L’artiste incorpore dans sa stratégie créatrice les concepts agraires contenus dans les cycles de vie et de mort ainsi que la valeur de l’ « enracinement » :
On doit être ancré pour pouvoir se tenir debout, croître et vivre. Au moment du décès, c’est souvent la terre qui nous sert de sépulture. Sans mort, il n’y a pas de vie… La terre fait partie intégrante de la sculpture. C’est obligatoire. C’est la base. Même dans une galerie, il est nécessaire d’étaler du sable pour y ficher l’installation. C’est comme ensemencer.
Les objets dogon et pré-dogon plantés dans le sol de la région de Bandiagara comprennent les sculptures figuratives gardiennes des jardins,(2) les célèbres œuvres du style Nongom,(3) qui étaient ensevelies jusqu’au cou et entourées de crânes d’animaux au village de Yaye,(4) les reliques des tombes des ancêtres mythiques mande (lebe)(5) et les pierres projetées sur terre par l’intermédiaire des coups de foudre.(6) Est aussi attestée une pratique pré-datant le XXe siècle qui consistait à enterrer les corps de victimes humaines sacrifiées avec un crochet de fer (gobo)(7) fiché dans leur crâne pour attirer la pluie et les forces positives du royaume céleste (pegu).(8) Dans la Menil Collection, ces crochets de fer sont aussi visibles sur des masques(9) et sur les corps de figures d’autel.(10)
Il est courant que ces objets ensevelis soient couverts d’accumulations de couches d’argile et de substances sacrificielles jusqu’à former des amoncellements coniques. Des chercheurs, parmi lesquels Laurence Douny et Jean-Christophe Huet ont révélé les diverses fonctions de ces autels de la Terre : répertorier les espaces sécurisés dans le paysage, baliser les propriétés, imprégner le sol avec les forces génératrices des ancêtres et servir de points d’accès entre les mondes visible et invisible.(11) Les sacrifices de sang et de gruau de millet, offerts aux sanctuaires permettent de régénérer la protection indiscernable qui sépare les humains des ennemis, des esprits maléfiques et des maladies.
L’intérêt de Dolo pour des installations dogon dans des sites spécifiques est perceptible dans Verticalités, une sculpture réalisée en collaboration avec le sculpteur français Alain Kirili, en 2007.(12) Dans cette œuvre, un autel réalisé en argile (visible au centre de l’illustration) ouvre la bouche pour recevoir les offrandes sacrificielles du spécialiste rituel. L’intervention de Kirili par l’insertion, au sommet du monticule, d’une tige de métal torsadée fait allusion au gobo. Elle symbolise aussi les voies verticales de communication entre la divinité céleste Amma et les Dogon qui sont ouvertes par le biais de l’activité rituelle ainsi que les lignes orientées verticalement des tiges de millet, la culture dogon la plus appréciée. Dans une autre sculpture, intitulée Narien II (Résurrection), 1999–2000,(13) un autel de la Terre, (figuré par un personnage assis : la divinité féminine Terre et des matériaux entrés en contact avec des sépultures d’ancêtres) se penche désespérément sous le poids des soucis éprouvés pour ses enfants.
Dans Éléments du monde, les formes verticales imitent précisément la projection vers le ciel des arbres et des tiges de millet. Certaines figures lèvent un ou deux bras vers la voûte céleste dans une pose que l’on retrouve sur beaucoup de statues dogon conservées dans les musées internationaux.(14) Selon Dolo, les spécialistes rituels adoptent cette gestuelle pour présenter « des bénédictions afin d’obtenir eau, santé et prospérité ». D’autres figures encore hissent un bras ou une jambe supplémentaire vers le ciel. Pour Dolo, les membres additonnels indiquent la présence du « double invisible » d’une personne, une sorte d’ombre de soi-même qui fournit perspective et équilibre (santé mentale) à chaque individu.
Parmi les parties corporelles isolées, projetées vers le haut, un pied qui s’élève communique la clairvoyance du renard pâle et d’autres animaux de la brousse dont les traces peuvent être déchiffrées par les devins dogon.(15) La barbe allongée d’une grande tête d’ancêtre (symbole de connaissance accumulée) dégringole vers le sol, comme les chutes d’eau de Sanga Gogoli, le village natal de l’artiste. Une main levée exprime l’appréciation de l’artiste pour le travail manuel. La tête isolée d’un cheval évoque l’animal protecteur (tana) du village de l’artiste.(16) Comme le révèlent ces exemples, l’intérêt esthétique de Dolo pour la verticalité peut être en relation avec son nom, Amahigueré, qui signifie « Celui que Dieu autorise à se tenir debout ». Les Dogon donnent ce nom aux enfants dont les frères et sœurs n’ont pas vécu assez longtemps pour se mettre debout. Le nom est censé propulser l’enfant vers le haut et l’inciter à la survie.
La première installation sans titre (2005) de l’artiste et celle intitulée Éléments du monde sont toutes deux dévolues au thème de la migration. La première fut exposée à la Fondation Jean-Paul Blachère localisée à Apt en France. Elle proposait huit récipients en céramique, présentés comme s’il progressaient lentement vers l’avant sur une plate-forme en fer qui suit un parcours sinueux. La plate-forme symbolise la voie fécondante du lebe, le serpent de la mythologie dogon. À Sanga, on reconnait en Lebe le guide des quatre familles légendaires dogon qui se déplacèrent depuis leur région mande d’origine jusqu’aux falaises de Bandiagara. Pour Dolo, le chemin sinueux est aussi la voie juste puisqu’elle « se meut autour des espaces habités par les esprits ».
Éléments du monde s’intéresse à une migration antérieure, celle qui inclut tous les êtres vivants du monde naturel. Curieusement, l’espace de l’installation n’est pas restreint aux membres dogon du monde visible et moins visible. On y trouve aussi des références aux anges ailés, aux serpents qui parlent et à d’autres êtres mystérieux qui peuplent l’ancien livre hébreu de la genèse. En présentant ces histoires partagées, Dolo remet en cause l’altérité de la pensée religieuse dogon. Il rappelle également à la communauté internationale que toutes les créatures de Dieu, qu’elles soient humaines ou non, furent envoyées sur terre avec une intention divine. En conséquence de quoi, elles méritent toutes le respect :
Rien n’est inutile. Si les choses se trouvent ici-bas, c’est pour une raison. Les Dogon conçoivent des bénédictions pour tout ce qui existe. les intentions de Dieu guident tout. Cette installation illustre l’équilibre du système de vie des Dogon. Elle révèle leur manière de voir.
En vue aérienne, les corps de Éléments du monde adoptent grossièrement la forme d’un vaisseau conduit par un ange ailé à la proue. Et Dolo d’expliquer « Les anges guident tout ce qui est naturel dans le monde.(17) Même dans les affaires des chrétiens, avec l’histoire du sacrifice de Jesus et celle du bateau (l’arche de Noé), on prétend qu’elles sont très semblables. On dit que le système cosmique des Dogon est proche de l’ancien testament. » Après tout, argumente-t-il, nous avons tous été choisis pour embarquer sur un vaisseau, que ce soit l’arche des anciens récits hébreux ou le grenier céleste de la genèse telle que contée à Sanga. Qui plus est, nous sommes tous arrivés par paires sur la terre promise. Dans les traditions orales de Sanga, quatre paire d’êtres humains (produits par les esprits Nommo), de multiples paires d’animaux ainsi que les graines des arbres et des plantes alimentaires furent transportées sur terre sur le dos d’un arc-en-ciel/serpent. Dans l’art oral et visuel dogon, les couples symbolisent les alliances, l’harmonie et la pérennité de la vie.
Le sacrifice est une autre thématique que Dolo décrit comme universelle. Dans les récits transmis oralement par les Dogon, le corps de l’esprit primordial Nommo est déchiré en pièces par Amma pour purifier le monde après l’inceste qu’Ogo à commis avec sa mère la Terre. L’artiste compare ce mythe au déluge des anciens textes hébreux, qui nettoyèrent la terre des erreurs passées.
L’installation Éléments du monde ne doit pas être envisagée comme l’illustration d’un mythe. Au contraire, l’artiste se sert de la légende et des histoires culturelles partagées comme d’outils qui permettent d’exprimer ce qui est moins discernable, notamment les éléments invisibles qui sont en jeu dans toutes les civilisations. Dans sa perspective, ne pas respecter les espaces et les droits à l’existence de toutes les créatures de Dieu peut mener au désastre dans n’importe quelle région du globe.